Candidature d’Issa Tchiroma : acte de rupture ou mise en scène contrôlée ?
La récente démission d’Issa Tchiroma Bakary du gouvernement de Paul Biya, suivie de l’annonce de sa candidature à la prochaine élection présidentielle, a suscité un tumulte d’analyses, dont la plupart s’empressent d’y déceler une ruse du pouvoir. Dans une lecture largement partagée, l’homme du Nord ne ferait que jouer sa partition habituelle au sein de la symphonie du régime, dans une manœuvre calculée pour diviser l’électorat septentrional et affaiblir la percée nationale de Maurice Kamto. Cette opinion n’est pas négligeable, surtout quand on reconnaît au régime Biya toute l’ingéniosité tribale qui consiste, à la veille de chaque élection cruciale pour sa survie, à dresser des barrages ethno-régionaux contre son principal adversaire.
Mais j’aurai la faiblesse de pencher vers une lecture différente, plus ancrée dans le long parcours de Tchiroma comme dans la conjoncture actuelle du régime. Et une telle lecture, à mon sens, suggère que la candidature de Tchiroma est davantage un problème pour le RDPC qu’un obstacle pour Kamto.
D’abord parce qu’il faut prendre la pleine mesure du geste. Rares sont ceux, parmi les compagnons de Biya, à avoir osé l’acte de rupture. Au moment même où les élites du régime rivalisent de servilité pour rester à portée de la mangeoire, Tchiroma, pour des raisons qui mêlent le calcul, la frustration et l’instinct de survie politique, a choisi de prendre congé. Qu’on se souvienne de son parcours : jadis tribun virulent, il s’est mué en griot du régime, justifiant l’injustifiable, maniant le verbe pour défendre un pouvoir qui l’a progressivement marginalisé. Depuis son affectation au ministère de l’Emploi en 2019, c’est un Tchiroma diminué, absent de l’espace public, que l’on a vu s’effacer, relégué à une fonction sans aura, sans pouvoir, sans visibilité. Pour un homme dont toute la carrière repose sur la conquête de tribunes, ce déclassement fut une blessure. Sa candidature aujourd’hui, loin de s’inscrire dans une logique de fidélité travestie, est une tentative de reprendre sa place, de restaurer sa voix, de s’émanciper du rôle subalterne que le régime lui avait assigné.
À ceux qui soupçonnent une mise en scène orchestrée par le pouvoir pour piéger l’opposition, il faut rappeler que le RDPC n’a aucun intérêt à se fragiliser dans le Grand Nord, socle logistique de sa mécanique de fraude. Depuis des décennies, c’est là, dans les déserts électoraux d’une population paupérisée, que se fabriquent les chiffres, les taux de participation ubuesques, les scores dictatoriaux qui donnent au pouvoir l’apparence d’une légitimité arithmétique. Le Nord, ce n’est pas un bastion politique, c’est un entrepôt électoral. La stabilité de cette fabrique repose sur l’absence de concurrence sérieuse dans la région. Un véritable candidat nordiste, disposant d’un réseau, d’un appareil politique, de représentants et d’observateurs, constitue une menace directe pour cette industrie de la triche. En cela, la candidature de Tchiroma, pour peu qu’elle mobilise, gêne Biya plus qu’elle ne gêne Kamto. Car Kamto, rappelons-le, n’a jamais perdu face au peuple, il a perdu face à la fraude. Ce n’est pas l’offre politique qui le menace, c’est l’ingénierie électorale du régime.
On nous répète (ou répétait) que personne ne peut gagner la présidentielle en perdant le Grand Nord. C’est vrai — à condition que le Grand Nord reste sous le contrôle de ceux qui l’ont toujours livré en pâture au régime. Mais qu’un acteur local surgisse et remette en cause cette prédation tranquille, et c’est tout le montage qui vacille. Tchiroma, en se présentant, introduit une variable imprévisible dans l’équation du RDPC. Il trouble le jeu non pas par ses idées, mais par sa simple présence, par le fait qu’il pourrait exiger un scrutin réel, une observation, une surveillance. Et cela suffit à affoler les stratèges de la continuité.
Qu’on ne s’y trompe pas : nous ne sommes pas ici en train de faire de Tchiroma un héraut de la démocratie. Son passé l’en empêche. Mais il serait politiquement naïf de croire que son départ du gouvernement ne change rien. Chaque voix qui se détache du pouvoir, surtout dans les mois précédant l’échéance suprême, est une brèche. Et chaque brèche, même infime, élargit la possibilité du renversement.
C’est pourquoi les Camerounais devraient accueillir avec lucidité, mais sans cynisme, les gestes de rupture — même tardifs. Peu importe la sincérité des motivations ; ce qui compte, c’est l’affaiblissement progressif du régime. Il faut apprendre à saluer ceux qui quittent le navire, non parce qu’ils deviennent soudain des saints, mais parce qu’ils accélèrent le naufrage. À quatre mois de l’élection présidentielle, chaque défection, chaque dénonciation publique, chaque prise de parole dissidente dans les rangs du système, est une pierre en moins dans l’édifice de la peur.
Que ceux qui hésitent encore à rompre regardent Tchiroma : même lui a fini par tourner le dos. Ce seul fait, en soi, est déjà une victoire pour le peuple.
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